La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

samedi 5 octobre 2013

Sauvetage

Il y a belle lurette que l'objet kitsch, le bibelot de pacotille (oui, je sais les puristes, le kitsch est beaucoup plus vaste que cela) occupent une place privilégiée dans mon cœur et dans mon décor. Objets sentiments par excellence (j'emprunte ici la définition à Le Corbusier), chargés de mes affects, tremplins naïfs de mes nostalgies et de mon imaginaire, toute une panoplie de choses improbables ont depuis toujours trouvé dans ma maison une place de choix. Mise en scène de mon monde intime, petite usine à rêves dévidant comme un tricotin mon héritage familial et la saveur de mon enfance nomade circonscrite sur l'étagère, les objets toc (définis comme tels par leur valeur de pacotille et mon intérêt compulsif) m'attendrissent par leur ferveur à perdurer et le pied de nez qu'ils infligent au bon goût. Hardiment décomplexés, supportant sans discrédit le voisinage d'objets au design contemporain, ils trônent chez moi tout à leur aise, ennoblis, voire sublimés. Ce joyeux mélange des styles un peu foutraque, à haute teneur sentimentale, clin d'oeil ludique et drôle, poétique et exubérant, a toujours représenté pour moi l'atmosphère idéale et sécurisante nécessaire pour recharger mon énergie de vivre. J'ai déjà parlé sur ce blog de ma passion des boules à neige, des poissons qui s'allument comme des veilleuses, révélant la grotte de leur ventre ouvert, entrailles peuplées d'algues de céramique dorée et d'étoiles de mer écarlates.


Ce ne sont pas les seuls fétiches sur lesquels j'ai jeté mon dévolu au fil de mes pérégrinations d'écumeuse de vide-greniers. Les petits coffrets hérissés de coquillages ou recouverts d'un glacis de miroirs, les cartes postales sur lesquelles la jupe de la danseuse de flamenco froufroute et se soulève, les images relief ou qui s'animent lorsqu'on les incline, icônes profanes, pin-up clignant de l'œil, ou images pieuses, apparition de la Vierge à Bernadette, petite télévision visionneuse qui taille aussi les crayons, vahiné qui se trémousse sur son ressort, boîte à musique dont le couvercle libère une mélodie assoupie et une ballerine captive qui se redresse sur la pointe de son chausson et tourne sur son axe, absente et mélancolique...



Et les miroirs festonnés de rotin, les Vierges de Lourdes qui changent de couleur selon le temps, baromètres sanctifiés et prélèvements respecteux d'eau bénite tout en même temps, tomates salière et poivrière en porcelaine, plaid patchwork au crochet, gondole vénitienne et tour Eiffel lumineuses, coquillages figés dans la résine translucide, cerfs à l'imposante ramure, sombres sapins et bouquets d'anémones brodés sur des canevas, napperons en dentelle de plastique. Je pourrais égrener ma liste top nostalgie encore longtemps. J'ai toujours préféré les cavernes d'Ali Baba des Emmaüs pour éclairer et meubler mes intérieurs, trouvailles revisitées et enchantées à ma façon.

Dans un film de Robert Guédiguian (La ville est tranquille ?), Ariane Ascaride contemple la chambre à coucher démodée, restée intacte après le décès de la mère âgée de l'homme qui l'a invitée à venir chez lui, joué par Gérard Meylan. Je ne sais plus si c'est elle, ou bien lui, qui affirme que les meubles sont la vie des arbres et la vie des gens. A l'extérieur, l'usure et la patine du vieux mobilier raconte l'usage au fil des jours, le passage répété de la main qui lustre comme une caresse, les coups du sort, le tiroir qui résiste, les petites écorchures laissées par les ongles autour des poignées, les griffes du chat incorrigible, le papier à fleurs punaisé sur les étagères. A l'intérieur, c'est le bois brut, avec ses veines, ses barbes pelucheuses, envers du décor indigne du moindre coup de rabot, et tous les traits de crayon et les chiffres de mesure du charpentier. Pour tous ces détails, le rafistolage, la petite cale bricolée qui coince la porte rebelle, le trou reprisé dans l'étagère avec un morceau de boîte de conserve découpé et cloué, j'aime les meubles qui ont servi.
Par devoir de reconnaissance envers tant de loyauté et d'humilité, je me suis souvent consacrée à leur offrir une seconde chance. Sauver les meubles, c'est un peu sauver le monde. Réparer les choses, c'est en même temps prendre soin de soi. Combien de fois n'ai-je pas vérifié l'apaisement de tourmentes intérieures en même temps que j'étais engagée dans l'opération de sauvetage d'un petit chevet gracile comme un faon ou d'un plantureux buffet débonnaire ? Le doute, le sentiment d'inutilité, le manque de respect de soi qui ne manquent pas de tenailler épisodiquement l'ego le plus solide, finissent par céder, emportés par l'effort physique, la jubilation de puiser dans sa créativité et son savoir-faire pour un résultat concret et gratifiant. Sauver un meuble devient une catharsis, j'oserais dire une pratique spirituelle.


Je ne résiste pas à la tentation de publier les portraits de quelques rescapés, Boudu sauvés qui coulent des jours heureux dans une vie nouvelle, rajeunis, restaurés par mes soins, conjugués à ceux de mon amie Cricri.
Nous œuvrâmes longtemps de concert, à quatre mains, penchées et recueillies sur les corps couchés de nos pensionnaires convalescents.
J'écrivais ce billet quand les nouvelles du drame de Lampedusa ont assombri les JT. Les vicissitudes des vieux meubles sont dérisoires face à la tragédie humaine. Je suis effarée par ces milliers de personnes qui ont tenté de rejoindre l'Europe dans l'espoir d'y trouver une existence meilleure et ont perdu la vie dans des circonstances scandaleuses.
25 000 personnes sont mortes depuis 20 ans en essayant de rallier les côtes italiennes, au bout de véritables calvaires, entassées sur des rafiots sans eau ni vivres. A l'heure du dîner, la Méditerranée charrie les cadavres jusque dans mon assiette, les pauvres dépouilles d'êtres humains si démunis et malheureux, qu'ils ont pris le risque de sacrifier leur vie et celle de leurs enfants pour échapper à une existence indigne. J'ai mal au cœur, à l'âme, j'ai mal partout, et je reste devant ma télé, stupide, honteuse, anéantie par mon impuissance.

La civilisation européenne est moribonde, et se barricade, pour tenter de protéger sa suprématie illusoire qui n'éclaire plus que sa peur, son absence de compassion, son mépris de la dignité humaine et des possibilités infinies de la vie. En manquant à son devoir de solidarité, elle se prive des moyens offerts par l'immigration de régénérer sa culture et son économie.
Ce billet guilleret, commencé tout léger, plonge dans le chagrin. Ma passion du sauvetage a tout à coup un goût amer. Je ne peux faire que cela, accompagner par la pensée ces êtres sacrifiés, ces vies perdues que personne ne put sauver des eaux, comme une prière.




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