La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

dimanche 19 avril 2015

Hetty Hillesum, le cœur pensant


J'ai une amie depuis très longtemps. Belle, intelligente, délurée, drôle et désespérée, nourrie d'espérance pour l'humanité, d'un courage inouï et fragile comme un cristal, et si vivante, si moderne, avec un talent fou d'écrivain. En lisant ses mots, la première fois, mon cœur s'est brisé en mille morceaux, mais chose étrange et magique, chaque petit morceau a bourgeonné et a repoussé avec plus de force. A chaque lecture, mon cœur était ragaillardi. Etty, si proche et si vive, toi qui a disparu, emportée dans la tourmente, rieuse et si lucide, d'une lucidité presque effrayante,  "d'une sincérité impitoyable," je t'ai choisie immédiatement.
Le samedi 8 mars 1941, à Amsterdam, une jeune femme commence à écrire son journal, pour tenter de démêler la "pelote agglutinée" de ses idées. Elle s'appelle Etty (Esther) Hillesum, elle est juive, hollandaise, et confie son aventure personnelle liée à la tragédie de l'Histoire, aux pages de cahiers d'écolier.
Au fil des jours, elle remplira onze cahiers, qu'elle confie à une amie le 5 juin 1943, avant de partir volontairement pour le camp de Westerbork, où l'occupant nazi regroupe les Juifs des Pays-Bas avant de les déporter vers Auschwitz. C'est la voie qu'elle a choisi : accompagner jusqu'au moment du départ ceux qui s'entassent dans les convois de nuit, et dont le rythme funeste ne cesse de s'accélérer. Employée par le Conseil juif d'Amsterdam, son statut la protège de la déportation, mais elle demande son transfert au service d'aide sociale aux populations en transit, une manière pour elle d'échapper à un poste privilégié dans un bureau, situation qui la plonge dans un profond malaise.
Ce n'est que quarante ans plus tard, en 1981, que ses cahiers, heureusement conservés, trouvent un éditeur, grâce au fils d'un écrivain de ses amis. Depuis lors, l'intérêt, l'admiration suscités par ce texte lumineux, révélant une personnalité libre et ardente, ne cessent de s'affirmer.
En 1941, Etty a 27 ans, et si elle est belle et intelligente, elle est aussi fantasque, sensuelle, et au début de son journal, encore rebelle et fière. Elle vit avec sa famille, entre un père un peu austère, docteur en lettres classiques, reclus parmi les livres, une mère d'origine russe, passionnée et instable, dont la famille avait fui les pogroms de son pays natal, et deux frères cadets, dont l'un se destine à la médecine et l'autre, surdoué, à une carrière de pianiste. Elle obtient une maîtrise de droit, enseigne le russe pour gagner sa vie, et rêve de devenir écrivain.
Les épreuves qu'elle décide de traverser jusqu'au bout vont renforcer sa vocation. Pour construire des jours nouveaux, elle se doit de transmettre, de " porter le nécessaire témoignage ".




Au fil des pages, au fil des jours, Etty déchiffre l'Histoire, comprend le message de son époque déchirée, et s'illumine au sens de la vie. A Westerbork, sur ce morceau de lande nue ceinturé de barbelé, ce périmètre tracé de l'infinie détresse humaine qu'elle parvient à chérir, sa présence radieuse apaise tous ceux qu'elle rencontre avant leur départ pour les camps de la mort.
Dès les premières mesures prises contre les Juifs de son pays, elle comprend l'ampleur d'une persécution totale et inéluctable qui touche l'Europe entière. Si elle refuse d'être engloutie dans la tourmente, la fuite lui répugne, et c'est en accueillant la tragédie, en la " regardant au fond des yeux " sans tressaillir, qu'elle trouve le salut.
Elle décide de partager le sort des victimes, quoi qu'il arrive, et dans cet élan de dignité pour embrasser un destin collectif, ouvre la voie de son éveil personnel.
Chaque jour, le monde qui l'entoure sombre davantage dans l'horreur et le chaos, chaque jour Etty s'illumine, accomplit sa révolution intérieure, incarne dans une rayonnante cohérence un profond changement de conscience qui libère en elle des forces insoupçonnées. Pour elle, la transformation doit "se fonder psychiquement, devenir un acte conscient." Chaque jour elle arrache au néant des lambeaux d'humanité, conquiert une intense présence au monde, généreuse, contre la tyrannie qui s'acharne.
Gagner sur soi-même d'abord, renouer avec le sens de sa propre responsabilité, pour soi et pour les autres, pour l'avenir, pour l'avènement d'êtres meilleurs, sinon l'épreuve terrible n'aura servi à rien.

" Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n'ayons d'abord corrigé en nous-mêmes. L'unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs ".

" Ne pourrait-on apprendre aux gens qu'il est possible de travailler à sa vie intérieure, à la reconquête de la paix en soi. De continuer à avoir une vie intérieure productive et confiante par-dessus la tête - si j'ose dire - des angoisses et des rumeurs qui vous assaillent ".
 
" Je me sens dépositaire d'un précieux fragment de vie, avec toutes les responsabilités que cela implique. je me sens responsable du sentiment grand et beau que la vie m'inspire et j'ai le devoir d'essayer de le transporter intact à travers cette époque pour atteindre des jours meilleurs ".

Etty brûle du désir de vivre le meilleur comme le pire, et toutes les possibilités de la vie, sans discrimination, deviennent les vitamines de son énergie, qui dopent son appétit de bonheur. Son alchimie intérieure transforme toutes ses expériences en or pur.
Construisant son éthique personnelle, elle se découvre peu à peu habitée par la foi. A chaque pas, la certitude de Dieu s'impose. Mais la foi d'Etty est singulièrement originale, ne se recommande d'aucune église, d'aucun dogme, libre de tout système de pensée, de toute tradition, elle peut être acceptée par le plus grand nombre, les croyants et ceux qui croient ne croire en rien :
" Voilà peut-être ce qui exprime le plus parfaitement mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce moi-même, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l'appelle Dieu ".
Dans les pages des petits cahiers d'écolier, Etty parle de tout, de ses fâcheries avec ses parents, dont la vie conjugale orageuse l'épuise, de ses frères, de l'amour et de la sexualité, de la haine, cette " maladie de l'âme " qu'elle ne veut pas fréquenter, de la souffrance et de la peur, de ses maux de tête, de ses relations étranges avec le mystérieux Julius, psychologue charismatique qui la révèle à elle-même, de ses amis qui disparaissent les uns après les autres, de ceux qui restent, de son quotidien terrible dans les baraques du camp, de sa lutte intérieure, de Dieu, de ses lectures et de son petit bureau encombré de livres... témoignage historique, autobiographie d'un écrivain naissant, parcours initiatique, recherche éthique, spirituelle, fragment d'humanité jaillissant des ténèbres.
Par dessus tout, elle découvre la reconnaissance, l'amour de la vie qu'elle trouve belle et qui l'enchante. Dans une Europe fracassée, dans un camp de transit dépeuplé chaque début de semaine par les départs des convois, elle ne craint plus rien, elle suit sa route :
" Mais sous mes pas, dans mes pérégrinations, c'est pourtant partout la même terre, et au-dessus de ma tête ravie partout le même ciel avec tantôt le soleil, tantôt la lune et toutes les étoiles. Alors pourquoi parler d'avenir inconnu ? "


Etty sait déjà tout, elle porte le monde en elle, elle a livré toutes les batailles et pansé toutes les blessures de l'humanité. Elle vient même au secours de Dieu, assez aimante pour lui pardonner.
A Westerbork, elle accueille ses parents et son plus jeune frère, pianiste prodige promis à un avenir radieux. Elle espère qu'ils ne partiront pas, mais le courrier envoyée par sa mère au commandant en chef de la police et des SS des Pays-Bas sans doute pour plaider la cause du jeune artiste, provoque la colère du chef militaire qui ordonne la déportation immédiate de toute la famille. Le statut d'Etty, fonctionnaire du Conseil juif, devait la protéger, mais un chef zélé a tenu à appliquer les ordres à la lettre.
Le 7 septembre 1943, elle monte la dernière dans le train, ses parents et son frère sont déjà enfermés dans un wagon plus loin. Un de ses amis à Westerbork l'accompagne " boulevard des convois " et raconte son départ dans une lettre adressée à ses amis restés à Amsterdam : " Elle bavardait joyeusement, riait, avait un mot gentil pour tous ceux que nous rencontrions, elle pétillait d'humour ".
Il est persuadé de la revoir très vite, il se trompe. Elle ne reviendra pas, toute sa famille non plus, son frère plus âgé, déporté plus tard, trouvant la mort lors de l'évacuation du camp de Bergen Belsen.
Mais cet ami compagnon de l'enfer ne se trompe pas lorsqu'il dit " une amitié comme la sienne ne se perd pas. Elle est là, et demeure ". Celle qui voulait être " le cœur pensant de la baraque " de Westerbork, irradie toujours un espoir et une joie imprenables.
A côté de mon lit, depuis tant d'années, son journal paru sous le titre " Une Vie bouleversée " suivi de Lettres de Westerbork est posé, les mots palpitent au cœur des pages, et demeurent.

" Comment ferais-je pour décrire tout cela ? Pour faire sentir à d'autres comme la vie est belle, combien elle mérite d'être vécue et comme elle est juste - oui : juste. Comment parler de cette intense joie de vivre, de cet amour et de cette force qui jaillissent de moi comme des flammes. Je trouve la vie si belle et me sens si heureuse. 
Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui, vous avez bien lu, en l'an de grâce 1942, la énième année de guerre ".



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire