La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

mardi 26 novembre 2013

Beauté méditerranéenne


Le MuCEM, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, joyau consacré de Marseille Capitale de la culture 2013, est une prouesse technique française. Cocorico ! Œuvre de l'architecte Rudy Riccioti, secondé par une armada d'ingénieurs, il est en même temps un lieu d'exposition, intime et tamisé, un espace audiovisuel, un restaurant, une médinathèque dédiée aux enfants, un auditorium, une librairie, un lieu de promenade et de rêverie ouvert sur la mer et les embruns.

Coursives plongées dans la pénombre et trouées soudain d'éclairs fulgurants de soleil et d'eau, patio abrité, clairière ceinturée d'arches d'inspiration mauresque, habillées d'une résille de béton, moucharabieh tentaculaire qui isole de la lumière extérieure tout en laissant passer le regard, passerelles tendues comme des nerfs à vif sur le vide éblouissant. Le musée propose plusieurs entrées, et l'arrivée par le fort Saint-Jean, restauré, et ses espaces de découvertes en libre accès, est certainement la plus ludique et la plus enivrante. Espace de déambulation qui bouscule les sens, sollicite le visiteur dans un contact physique avec les matériaux, la pierre, le verre, le métal oxydé, et résonne dans son corps lors de l'effort dans l'ascension vers le toit, contre le vent, et dans la descente en pente douce. Chemins de ronde, terrasse promontoire où les transats de bois incurvés invitent à la paresse, jardins et parcours botaniques de plantes de la Méditerranée, orangers, myrtes, figuiers, aromates. Froisser entre ses doigts la marjolaine de Chypre et la santoline petit cyprès, s'en mettre plein le pif, et sourire devant les plants de thym à pilosité variable.


Architecture sentinelle prodigue en points de vue, le fort saint-Jean offre des panoramas époustouflants sur la ville, restructurée, harmonisée, un diaporama touristique trois étoiles qui renouvelle le regard et magnifie les antiques icônes marseillaises et les nouvelles, la tour carrée du Roi René, construite au XVe siècle, gardienne impassible de l'entrée du port, le fort et ses bâtiments, tout de pierre blonde, presque délicat et rosissant dans la lumière qui dissout sa masse imposante, l'entrée du vieux-port, aigüe et resserrée, dissuadant toute approche, la Bonne-Mère glorieuse sur son piédestal, identité marseillaise toutes confessions confondues, la Major et ses rayures néo-byzantine qui gagne en majesté, la Villa 
Méditerranée et son large déport, architecture équilibriste, au bord de la culbute, et la mer, l'horizon immense, l'air revigorant qui souffle l'appel du large. Sensations fortes, exaltation d'un horizon libéré, vertiges, reflets hypnotiques, âpreté et majesté d'une situation exceptionnelle, le patrimoine ancien est relié d'un seul trait de béton noir au cœur du musée, passerelle qui nous dépose dans la cour intérieure, sas de décompression avant la plongée dans l'atmosphère intérieure feutrée, mate, et propice à la concentration.

Le MuCEM est un volume fermé, un cube transparent qui pourtant respire, prend l'air et la lumière. Minéral, végétal, organique, aquatique, matrice protectrice et poste d'observation, il semble lui aussi, comme l'architecture ancienne, posté en vigie à l'entrée du port. Musculeux et tout en nerfs, tendu de haubans qui semblent disputer au mistral sa voile écarquillée de mailles aplaties, il résiste en poussées, tensions et compressions, et réussit un équilibre magique entre la force, l'élasticité, la transparence, la densité, la hardiesse, et la grâce. Le Mucem mélange les genres, joue de l'illusion et du trompe-l'oeil, le béton teinté prend l'apparence de l'acier, et file doux et satiné sous la main qui le caresse, la résille contient et dissimule le volume comme un filet de camouflage géant qui, vu du dessus, tisse un réseau de vaguelettes étales à nos pieds, rejoignant la surface de la mer au loin, défie l'apesanteur avec de miraculeuses passerelles suspendues (la plus longue enjambe hardiment la mer sur 100 mètres de longueur). La beauté et la plus haute technicité réunies, sans que l'une la dispute à l'autre, sans arrogance, sans démonstration appuyée, la virtuosité anoblie par la générosité.

L'exposition temporaire, Le Noir et le bleu, un rêve méditerranéen, raconte les représentations, les jeux de miroir, le côté pile et le côté face, l'envers et l'endroit de la civilisation sur les rives de la belle bleue, dont la couleur vire au noir, plongée dans les ténèbres de l'Histoire. En ouverture, une toile de Joan Miro, Bleu II 1961, surface d'azur infini, zébré d'un rouge vibrant, ponctué de cercles noirs, comme autant de points de tensions, de points de suspension sur un avenir en devenir, pierres d'un gué proposant la traversée, et une série de gravures de Goya, Les désastres de la guerre, sombres et désespérées.

 
Si l'exposition n'est pas strictement chronologique, le parcours commence au XVIIIe siècle et se poursuit jusqu'à nos jours, Marseille et Istanbul, capitale puissante de l'Empire ottoman, entretenant alors des liens commerciaux prospères, les navires sillonnant la mer avec de riches cargaisons mais aussi des épidémies malignes, la peste et le choléra.
Le XIXe siècle est une période intense dans la découverte de la Méditerranée. L'histoire et les représentations s'écrivent au fil des conquêtes militaires, initiées par Napoléon. Enjeux économiques, mission civilisatrice, Bonaparte pose sur les portraits officiels comme le glorieux libérateur de l'Egypte. Les figures de la colonisation en Algérie, des deux côtés du miroir, l'utopie saint-simonienne, qui porte les idées de progrès social et scientifique pour promouvoir la paix et l'égalité des peuples en Méditerranée, le projet de civilisation de Méhémet Ali, qui prend le pouvoir en Egypte après le départ des troupes de Bonaparte en 1801, et crée un état indépendant, puissant et industrialisé. Peu à peu, la valorisation de la Méditerranée comme civilisation s'impose, grâce aux études scientifiques, aux géographes, botanistes, et autres savants voyageurs, aux artistes et aux intellectuels qui redécouvrent l'idéal de la beauté de l'Antiquité classique. La Méditerranée devient un lieu de commerce et d'échanges intenses, intellectuels, politiques, artistiques, le tourisme se développe grâce aux bateaux à vapeur, le canal de Suez relie l'Orient à l'Occident. A la fin du siècle, et jusqu'en 1930, le rêve bleu d'une Méditerranée universelle s'impose chez les intellectuels et dans le monde de l'art, bientôt troublé par la montée du fascisme.
Au XXe siècle, le noir et le bleu se succèdent, dans les convulsions de l'histoire.
Mussolini accède au pouvoir en 1922 et affirme son rêve de domination et de démesure en occupant la Libye. Les premiers sursauts des peuples opprimés préfigurent les luttes contre l'occupation coloniale qui vont suivre. La Méditerranée sombre dans le chaos : Smyrne en 1922, Barcelone en 1939, Marseille en 1943, Sétif en 1945, puis Jérusalem, Suez, et Alger en 1962 basculent tour à tour dans la violence et le fracas des armes. Quarante années de ténèbres, mais le bleu refait surface, grâce aux études des ethnologues et aux artistes qui explorent et revendiquent une nouvelle sensibilité méditerranéenne.
La fin du parcours illustre le développement de la Méditerranée comme destination touristique majeure dans le monde à partir des années 60. Solaire, sensuelle, joyeuse, la civilisation des loisirs cotoie une autre réalité, ténébreuse, ramifiée, vénéneuse, celle de la mafia, de la spéculation immobilière, des règlements de compte sanglants, de la terreur. Les années 80 et 90 s'enfoncent dans la noirceur, évoquant les guerres civiles, l'obscurantisme politique et religieux à travers quatre villes emblématiques, Beyrouth, Alger, Sarajevo et Jérusalem.
La Méditerranée d'aujourd'hui est devenue une frontière, passage vers un monde meilleur, un cimetière pour des milliers de migrants clandestins qui tentent au péril de leur vie de rejoindre leur rêve.
Bleu azur, noir d'encre, la Méditerranée n'en finit pas de passer de l'espoir à la tragédie, de l'ombre à la lumière... l'exposition se termine sur un avenir qui reste à écrire, avec une proposition de l'artiste Michelangelo Pistoletto pour promouvoir une politique inter-méditerranéenne avec un parlement culturel... Autour de sa table miroir, qui dessine les contours du bassin méditerranéen, entourée de chaises dissemblables qui invitent les différences à s'asseoir, les vidéos des révolutions arabes et des mouvements des Indignés clignotent dans le noir. Projeter un espace commun, orient et occident mêlés, réconciliés. Rêver du bleu, obstinément, pour inventer une nouvelle histoire.


Au Bazar du genre, autre exposition temporaire du moment, explore les rôles dévolus en Méditerranée à chacun des sexes, selon un ordre bien établi par la famille, la religion, l'Etat, favorisant la domination masculine. Elle fait la part belle, colorée, exubérante et souvent drôle, à la contestation, au refus des normes établies, au mélange des genres, aux revendications des femmes pour leurs droits, à celles des minorités sexuelles, aux aspirations contemporaines à choisir librement ses amours et sa vie. J'ai pensé pendant toute ma visite de l'exposition à Judith Butler, grande prêtresse subversive des gender studies, qui distingue le sexe, biologique, le genre, social, et le désir.



François Beaune, dans un joli livre intitulé La Lune dans le puits aux Éditions Verticales, a recueilli les histoires vraies d'hommes et de femmes vivant en Méditerranée, traces sensibles, voix mêlées de ce qu'il nomme un individu collectif, à tous les âges de la vie, parmi lesquelles l'auteur s'inscrit en italiques, avec son propre récit. Le MuCEM poursuit la collecte sur son site www.histoiresvraies.net, bibliothèque numérique de la mémoire collective, qui archive à ce jour plus de mille histoires à partager.

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