La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

samedi 3 décembre 2011

Coup de boule

En 1877, George Anthème Lenepveu avait 20 ans et travaillait comme apprenti chez un maître verrier, à Bayeux. Il était aussi livreur, et apportait régulièrement leurs commandes aux clients, avec le soin et la délicatesse qui convenaient à une aussi fragile marchandise. Un jour, il se rendit dans un grand hôtel, luxueux, dont l'histoire n'a pas jugé bon de retenir le nom, pour déposer un service de verres et curieusement, ce détail est parvenu jusqu'à nous. Cette livraison, banale obligation liée à son activité professionnelle, allait bouleverser sa vie. Il croisa par hasard la jolie Natalia Fedorovna Korkov, jeune demoiselle en vacance, pas farouche pour deux sous, et dont le naturel et la sincérité faisaient fi de la conscience de classe. Elle confia sa nostalgie au jeune prolétaire, et même si sa bonne éducation lui dictait de ne pas froisser son interlocuteur en critiquant la Normandie qui l'ennuyait à mourir, elle avoua son impatience de retrouver au plus vite les neiges de sa Lituanie natale. George Anthème en perdit totalement la boule, et tomba éperdument amoureux. Les confidences de la jeune Natalia l'émurent profondément et il n'eut de cesse de trouver un moyen de rendre le sourire à la belle éplorée. Sa brûlante passion l'inspira, et il créa un cadeau inédit, tendre et poétique, une boule de verre qui contenait de la neige qui virevoltait quand elle était gentiment secouée. Ainsi, lorsque Natalia était en proie au cafard, plutôt que de s'abîmer dans le désespoir, elle agitait la boule de son prétendant, faisait tomber la neige, et souriait. La première boule à neige était née, inventée par amour, pour sauver de la dépression une adorable exilée.
Certes, George Anthème faisait tomber la neige sur la cathédrale de Bayeux, sa référence touristique à lui ( j'imagine qu'il n'avait pas beaucoup voyagé ) enfermée dans une bulle d'eau et de verre, plutôt que sur Vilnius ou la mer Baltique. Qu'importe, le charme opérait malgré tout, la seule vue de la neige revigorait le coeur slave de la douce Natalia habituée à la froidure et j'imagine qu'une fois rentrée dans son pays avec la petite boule, elle l'a posa sur une étagère lituanienne, souvenir qui lui rappelait l'offrande touchante de son amoureux éperdu.
Le patron maître verrier de George Anthème fut impressionné par le talent de son jeune apprenti, et décida d'utiliser sa performance technique pour présenter des créations originales à l'Exposition Universelle à Paris en 1878. Les visiteurs enchantés découvrirent alors les boules de verre refermées sur un petit sujet et des flocons follets. Mais si George et son boss comptaient faire fortune dans la boule, ils furent incapables de protéger leur trouvaille. Las ! Les industriels rapaces s'en emparèrent, et quelques années plus tard, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1889 où la tour Eiffel fut inaugurée, des milliers de boules à neige commémoratives inondèrent Paris. Le succès fut foudroyant, mais George Anthème ne recueillit jamais les fruits de son génie. De quoi avoir les boules jusqu'à la fin de ses jours ! Le malheureux partit même en Russie pour tenter de retrouver sa bien aimée, et revint bredouille. L'histoire ne dit pas si elle refusa de l'accompagner en Normandie, ou bien s'il ne parvint pas à la retrouver. Mais il rentra seul à Bayeux, son amour perdu, et dépossédé de ses boules dont il ne put jamais revendiquer la paternité. Quelle triste histoire ! Mais la boule à neige continua allègrement sa trajectoire vers le succès, franchit les frontières, longtemps dédiée aux sujets religieux, à la Sainte Vierge surtout, impassible sous les flocons, dispensant sans fléchir dans la tourmente son immense mansuétude.

Avec l'avènement des congés payés, la boule à neige devint souvenir de vacances, les stations balnéaires grelottaient, minuscules territoires prisonniers d'un blizzard furieux, les stations de ski devenaient à la mode, et il neigeait sur les sapins derrière la fine paroi transparente. La boule à neige conquit l'Europe, le monde, l'hiver s'abattit sur tous les coins de la planète, sur les capitales et les monuments remarquables, sans souci de la latitude et au mépris des conditions géographiques. Il n'y avait pas que les verres d'eau qui subissaient les tempêtes, dans une bulle de verre, le temps mauvais était prisonnier, mais s'acharnait en vain sur un décor intact. Le souvenir résistait à l'ouragan et émergeait du désastre. Les tours jumelles du World Trade Center sont toujours debout, saupoudrées de neige et de paillettes, sous leur dôme délicat.
Enfant, j'ai tremblé pour le petit chalet perdu dans la tempête, j'ai tremblé avec délice, parce que je décidais du sort de cet univers de poche livré à ma merci, je commandais aux éléments. Je choisissais la fureur qui se déchaînait sur les buildings et les palmiers du désert, les pyramides et le voilier sur les
vagues, j'acceptais magnanime de laisser le calme revenir, et les petits flocons tourbillonnants retombaient silencieusement. Ivre de pouvoir, je régnais sur la météo, je tenais le monde au creux de ma main, San Francisco, Bruxelles, Lisbonne, Rome et Tokyo, j'étais une géante, je déclenchais les bourrasques, et le temps m'obéissait. J'étais Dieu, j'étais partout à la fois, et ma puissance balayait l'Univers. D'autant plus impitoyable que son déchaînement ne laissait aucune trace de son passage, le monde retrouvant chaque fois son immobilité tranquille et protégée.
Traveler 250. 2008

Traveler 170  2010
Deux artistes contemporains ont choisi la boule à neige pour y enfermer des petites scènes mystérieuses, souvent inquiétantes. De minuscules drames silencieux et captifs qui n'espèrent aucun secours. Une balade sur le site de Walter Martin et Paloma Munoz s'impose !

2 commentaires:

  1. Mais tu es Dieu Princess'!

    RépondreSupprimer
  2. Hello en rédigeant une note pour mon blog
    j'ai découvert le votre si bien écrit
    je me suis permis un lien
    amicalement

    RépondreSupprimer