La Princess' plus camion que carrosse qui préfère la fée Carabosse.

mardi 7 février 2012

Coupez !

Le laboratoire LTC, spécialisé dans le développement des films argentiques s'est éteint, tué par le numérique, mais surtout sacrifié à des intérêts économiques voraces aux méthodes brutales. Il serait ridicule et suicidaire de refuser les mutations, de s'accrocher à un monde voué à disparaître. Là dessus, tout le monde s'accorde. Mais si le profit n'était pas devenu la seule valeur, il pourrait exister des solutions intelligentes, qui accompagneraient la volonté d'anticiper le changement et la nécessité d'évoluer. Valoriser le talent et l'expérience, respecter la personne humaine, assumer ses responsabilités, permettraient sans doute d'autres choix que le sacrifice des 115 salariés, dont le savoir-faire et le dévouement, depuis 30 ans pour certains d'entre eux, avaient construit l'expertise et la réputation de LTC. Une fin indigne, comme toutes celles auxquelles la crise voudrait que nous nous résignions. Il demeure une aventure humaine qui domine la tragédie, et le combat mené par les membres de l'équipe de LTC leur confère une noblesse et une force qui, je le souhaite, les soutiendront toujours, comme un trésor imprenable.
LTC se rattache à une partie de ma vie, et même si je ne suis pas si vieille, tout à coup je me sens une antiquité, pathétique et si mélancolique. Je me souviens des soirs, après la journée de tournage... l'équipe avait rendez-vous à Saint-Cloud, pour visionner les rushes. J'étais inquiète et impatiente à la fois, consciente de participer à un moment magique, intime, une communion particulière faite de tension et de concentration. Les yeux rivés sur l'écran, chacun scrutait l'image, attentif, recueilli, hanté par le poids de sa responsabilité. J'étais une humble assistante du chef décorateur, mais en même temps pleinement engagée, donnant le meilleur de moi-même. La lumière dans la petite salle de projection se rallumait et révélait parfois ma déception sur la qualité de mon travail, mais aussi la satisfaction, l'enthousiasme, toute une palette d'émotions intenses. Après la projection, nous allions boire un verre, toujours, pour couronner cette journée, soulager cette tension délicieuse, sceller le pacte indicible et mystérieux qui unit la tribu d'un film le temps d'un tournage.
LTC, 14 boulevard Sénard... Je me souviens des bâtiments, une partie plus ancienne en briques émergeait au-dessus d'appendices de béton et de tôle, rajoutés sans vergogne au gré des nécessités, et les 3 grandes lettres rouges un peu écaillées. L'ensemble était plutôt ingrat, avec un charme fou. Je me souviens de l'odeur caractéristique des bains de révélateur, cette odeur acide qui me rappelait immédiatement mon père parce qu'elle imprégnait la laine de ses pull-over. Ainsi j'étais un peu chez moi, chez LTC, dans un monde étrangement familier mais qui m'impressionnait cependant. L'excellence, l'amour du métier ont toujours suscité mon admiration. Je me souviens du bruit des machines qui vibraient, le coeur de la vénérable maison palpitait, les bobines possédées tournaient à toute allure, montées à la verticale sur leur axe, le ruban du film tendu avançait, et revenait en boucle pour s'enrouler de nouveau. J'imaginais toujours avec un frisson horrifié le scénario catastrophe d'une bobine folle, s'échappant comme une toupie à travers la pièce, la fuite éperdue des techniciens sous la table pour éviter le projectile assassin, le film se déroulant en sifflant comme un crotale menaçant et se déchirant dans un hurlement sinistre. La bobine terminait sa course au pied d'une chaise et s'immobilisait enfin, les boucles du film piteusement emmêlées. Mais heureusement, les maîtres des machines veillaient, les grands docteurs de la surface sensible, en blouse blanche, opéraient, mesurant l'équilibre fragile des couleurs, et les mains sûres gantées de blanc des monteuses expertes voletaient comme des colombes.

Je me souviens des étagères portant le poids des bobines dans leurs boîtes rondes métalliques, les affiches de films sur les murs, comme autant de fleurons, le vieux linoléum et le carrelage usé. Une ruche, où s'affairaient nuit et jour développeurs, tireurs, étalonneurs, chimistes, monteurs, vérificateurs, magasiniers, livreurs, et j'en oublie sans doute. Un temple sacré, entièrement dédié à la passion des images, où des artistes magiciens se dévouaient corps et âmes à sublimer une teinte, une ombre, une transparence, à exalter un reflet, enchanter une atmosphère, soufflant délicatement le chaud et le froid pour obtenir une matière sensuelle éblouissante.
Leur talent m'a permis de retrouver maintes fois sur l'écran ce ravissement que j'éprouvais sur le plateau, à voir la lumière naître, se préciser, se densifier. Parfois, je ressentais la folle envie d'être sous les projecteurs, enveloppée, caressée, et je comprenais le plaisir d'une comédienne offrant son visage à une lumière amoureuse.
J'ai appris que les quelques 20.000 bobines archivées chez LTC, patrimoine du film français et européen, seraient sauvées. Un peu de baume au coeur, qui reste gros.
Que va-t-il advenir chez Eclair, l'autre grand laboratoire du film à Epinay sur Seine, alors qu'un plan social de licenciement a déjà commencé ? Sont-ils promis à la même fin douloureuse que ceux de LTC, la reconversion des salariés et leur formation négligées à l'heure d'une mutation irréversible et depuis un certain temps déjà totalement prévisible ?
Non, je ne suis pas si vieille si je considère mon âge biologique, et pourtant, j'ai vécu la mort des studios de Billancourt, quai du Point du Jour, le nom seul me faisait rêver, la fin d'une époque avec la démolition de la SFP, aux Buttes Chaumont, dans le XIXe arrondissement de Paris. Je participais alors au tout dernier tournage sur le site, d'une série pour la télévision, tous les plateaux étaient murés, sauf celui sur lequel je travaillais, dernier bastion encore éclairé avant le naufrage. Je garde un souvenir poignant des couloirs déserts envahis de papiers répandus, des boîtes de films jetées en vrac dans la cour, leurs contenus défaits, échevelés sur le ciment dur et froid, le silence lugubre qui enveloppait la grande bâtisse condamnée et le matériel abandonné, le grand hall dévasté plongé dans l'obscurité. Avant de partir, je me suis promenée une dernière fois, pour dire adieu dignement. Je suis passée saluer les costumières, dernières gardiennes qui veillaient sur quelques 8000 mètres carrés de trésors, les milliers de costumes et d'accessoires, fabriqués et entretenus avec amour et fierté depuis 25 ou 30 ans, dont le devenir incertain les rongeaient de chagrin et de désespoir. Je restais là, impuissante, honorée cependant qu'elles me permettent de partager leurs larmes et leur émotion.

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